Je ne connais pas ton prénom. Tu n’es qu’une voix qui
traverse le mur comme un fantôme lorsque je suis dans le salon.
Je t’entends vivre, là, à quelques centimètres de moi.
Dans le micmac des boites aux lettres, je ne sais même pas ton
nom de famille.
J’entends ton mari ou ton concubin qui parle fort et crie
sur ses enfants régulièrement. Je sais que ce ne sont pas les tiens car votre
vie se dévoile au gré de ces conversations voyageuses.
Est-ce que tu te rends compte lorsque vous discutez fenêtres
ouvertes, on vous entend de partout ? Dans le couloir, dans les escaliers,
dans la cour intérieure, même sur le balcon ; lorsqu’il y a peu de trafic.
Des fois, je vous entends faire l’amour, et je vous écoute.
J’avoue que la gêne se mue en plaisir lorsque je t’entends
gémir de plus en plus fort et de plus en plus vite.
Je lutte malgré moi par ce désir de savoir à quoi tu
ressembles, nourrir un fantasme malsain qui a commencé avec ce voyeurisme sonore
involontaire.
Vais-je attendre de vous entendre sortir pour discrètement
allez espionner au judas ? Prétexter de venir étendre du linge et jeter un
regard à travers l’œilleton ?
Ou alors sortir, casual,
au même moment et sortir une poubelle par exemple.
J’ai peur que tout ceci tourne à l’obsession malsaine.
Et pourtant je ne peux m’empêcher. Surtout lorsque le ton
monte.
Comme hier soir, je t’ai entendu crier, presque hurler. Qu’il
te faisait mal. J’ai coupé le son de mon film. J’hésite. Dois-je aller frapper
à la porte ? Tousser fortement, taper contre le mur ?
J’attends. J’écoute. Ça hurle encore de chaque coté. Ça
semble se calmer. De nouveau, tu hurles qu’il te fait mal.
Je me redresse.
La porte claque. Tu t’enfuis dans l’escalier, poursuivie.
J’entends la porte d’entrée de l’immeuble qui s’ouvre.
Je me glisse prestement sur le balcon.
Il fait déjà nuit. Je n’aperçois à la lueur du réverbère que
des cheveux semi bouclés châtains qui bougent au rythme des échanges de
paroles.
Je reste en retrait de peur que l’un d’entre vous ne regarde
autour les badauds qui prêtent l’oreille à cette dispute de couple.
La situation va-t-elle dégénérer ?
Non le volume se rabaisse. L’orage semble s’éloigner. Je
desserre les dents. Vous rentrez tranquillement.
Et quelques jours plus tard, de nouveau tes halètements aigus
se font entendre. Réconciliation sur l’oreiller mais combien de temps le manège
se répètera-t-il encore et encore ? Et en quoi cela me regarde, au
final ?
J’ai honte.
Je vais déchirer cette lettre.
Et un jour, en rentrant, je vois les pompiers. Et la police.
Je grimpe les escaliers et j’arrive sur le palier. La porte est ouverte. Les
pompiers descendent ton corps sur la civière, ton visage recouvert par un drap.
Un policier me demande de rentrer chez moi. Il veut me poser quelques
questions.
Est-ce que je te connais ?
Non. Je ne t’ai jamais vu, jamais connu que par les sons qui
traversaient les fines parois. Une inconnue, pourtant connue si intimement et
dont je n’ai jamais vu le visage.
Et qui ne lira jamais cette lettre.
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